HANDICAP MENTAL ET MUSIQUE : L’OREILLE ABSOLUE ET LES PRATIQUES MUSICALES D’UN ADULTE DE 75 ANS SOURD

HANDICAP MENTAL ET MUSIQUE :
L’OREILLE ABSOLUE ET LES PRATIQUES MUSICALES D’UN ADULTE DE 75 ANS SOURD
Le cas présenté aujourd’hui est intéressant à plus d’un titre. Comment l’acquisition de l’oreille
absolue peut-elle se faire à un âge aussi avancé de la vie quand on est sourd profond et handicapé
mental ? Nous présenterons d’abord Jacques C. pour mieux comprendre ensuite comment la
pratique intense de la musique a interféré sur la qualité de sa parole et permis d’acquérir l’oreille
absolue.
1 – présentation de Jacques C.
Jacques C. est né le 5 mars 1939, ce qui lui vaut au jour de cette communication
d’être dans sa 76ème année. Né avec une surdité congénitale bilatérale profonde et un handicap
mental estimé sévère du à une anomalie génétique, Jacques a très tôt manifesté des troubles du
comportement liés principalement à sa surdité. Il a vécu à la maison, entouré de l’affection des siens
et bénéficiant des stimulations de son environnement (il a un frère et une soeur), jusqu’au décès de
sa maman il y a 10 ans. La décision de placer Jacques en M.A.S. a été inéluctable. A 65 ans, Jacques a
dû apprendre la vie en communauté au milieu d’autres adultes autistes et psychotiques. Sa vie a
changé.
Placé non loin de Chambéry, sa soeur entend parler de notre Centre et décide, parce
que Jacques a toujours montré un intérêt pour la musique, de l’inscrire à notre Centre. Il est convenu
qu’il viendra trois fois par semaine, une heure individuelle le lundi, une heure collective le mardi, une
heure individuelle le vendredi. Pourquoi un rythme aussi intense de musique ? Pour deux raisons :
– D’une part pour sortir Jacques le plus possible de la Maison d’Accueil Spécialisée
– D’autre part, et cet objectif m’était dévolu, développer les potentiels musicaux de Jacques
jusque là non considérés.
Pour moi, Jacques représentait une opportunité de travailler avec une seule personne présentant :
– Un déficit sensoriel
– Un déficit mental
– Des troubles du comportement,
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alors que je m’étais souvent confronté à ces handicaps, mais séparément.
LA MUSIQUE : lequel des trois handicaps, si l’on considère que l’âge du sujet n’en constitue pas un
quatrième, est le plus invalidant en terme de capacités musicales. On pense naturellement que c’est
la surdité profonde. Je vais vous démontrer que ce n’est pas le cas dans un instant. Le handicap
mental, comparable au syndrome de Down, rend le développement des capacités musicales plus
difficile ; et les troubles du comportement réduisent considérablement les temps d’attention du
sujet.
LA SURDITE : si l’on considère l’audiogramme de Jacques, il s’agit bien d’une surdité profonde
bilatérale.
Audiogramme de Jacques
Maintenant, je vous invite à vous mettre dans l’oreille d’un sourd. Vous allez percevoir la même
séquence 7 fois, de la situation du sourd profond à l’entendant. Appelons cette séquence A.

A présent, je vous invite à écouter dans les mêmes conditions la séquence B.

Le cas de Jacques se situe entre l’étape 1 et de l’étape 2. Cela démontre qu’il est plus facile pour
Jacques de percevoir la musique que les sons du langage.
Je voudrais souligner que la surdité de Jacques est congénitale : il ne peut s’aider d’un stock préalable
de sons du langage ou de la musique, et son cerveau ne peut donc faire de déductions. Chaque son a
d’abord commencé par être nouveau pour lui, sans pouvoir être comparé, à la différence des surdités
acquises (néo-natales ou post-natales).
LE DEFICIT MENTAL : il se manifeste, chez Jacques, par des difficultés
– De compréhension des consignes (visuelles et verbales)
– De conscience spatio-temporelle
– De relation
– D’attention et de concentration
LE COMPORTEMENT :
– Accès de colère
– Instruments lancés ou cassés
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– Automutilation,
Principalement quand l’unique prothèse auditive qu’il porte ne fonctionne pas bien.
2 – PRISE EN CHARGE
Jacques, à son arrivée au Centre, communiquait oralement et jouait de l’harmonica.
– Il communiquait oralement : son langage était correct, tant au niveau du lexique, de la
grammaire et de la syntaxe. L’articulation et le débit étaient, eux, très déficitaires.
– Jacques jouait de l’harmonica, improvisant des airs ou tentant de rejouer des mélodies
connues. La structure de son jeu, elle, était très incohérente.
Nous nous sommes donné comme objectifs, en concertation avec sa soeur et l’équipe de la M.A.S. qui
le suit :
– L’amélioration de la parole (articulation et débit)
– La structuration de son jeu musical à l’harmonica
– La connaissance et la pratique d’autres instruments
– Le développement de son intelligence auditive musicale
– Le maintien et l’ampliation de son plaisir musical
CONCERNANT LA PAROLE :
– Jacques possédait tous les phonèmes mais leur articulation était systématiquement affaiblie
par manque de sollicitation. Le débit était haché et en flot (comme la parole de nombreux
trisomiques).
– Nous avons commencé à travailler sur la respiration et le tempo ralenti de la parole, à l’aide
d’une batterie de jeux de voix avec comme support des cônes dont je vous présente un
exemplaire et des tuyaux harmoniques dont je montre aussi un exemple. La voix y est plus
forte, les vibrations mieux ressenties.
– Très vite, l’articulation s’est améliorée ainsi que le débit, quand les troubles du
comportement ne venaient pas perturber les exercices.
LA VOIX CHANTEE
J’ai beaucoup insisté sur le chant, pour assurer la fluidité de la parole et pour travailler
l’articulation et la justesse. A l’aide d’un accompagnement harmonique prégnant joué au
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piano à queue (ce qui permet à la voix de se poser sur les accords), des progrès notables ont
été réalisés.
Jacques s’est constitué un répertoire préféré parmi ce qu’il écoutait (ou entendait) le plus à la
maison : La Mer de Charles Trenet, Capri c’est fini, les Neiges du Kilimandjaro, Si j’avais un
marteau, la Maladie d’Amour, Aline, … en plus de celles que j’ai introduites pour élargir son
répertoire et travailler la parole. Je vous en donne un exemple avec la chanson POMME
ROUGE, RAISIN NOIR qui fait particulièrement travailler l’articulation des « r » affaiblis
(fricatifs) dans la langue française, et donc le moins audible en situation de surdité.
Exemple de ce chant :
POMME ROUGE, RAISIN NOIR
C’EST L’AUTOMNE, C’EST L’AUTOMNE
LUNE ROUSSE AU VENT DU SOIR
L’ETE NOUS DIT AU REVOIR
Quand Jacques demande une chanson, il l’écoute et ne chante pas : son plaisir est si
important qu’il préfère m’écouter jouer et chanter et n’intervient pas au cours de la chanson,
si ce n’est en fin de phrases quand je le sollicite.
L’exercice de la voix chantée a permis à Jacques d’améliorer aussi l’intonation de sa voix
parlée.
La communication verbale est devenue de meilleure qualité et Jacques s’est ainsi fait mieux
comprendre de ses interlocuteurs.
LE LANGAGE
Nous avons dit que la structure du langage de Jacques était parfaite en arrivant au Centre.
Vraisemblablement un îlot de compétence qu’il a développé seul au cours de son enfance, en
développant une intelligence auditive hors du commun.
J’utilise beaucoup l’humour en séance, comme moyen pédagogique ou thérapeutique. Mais
avec le déficit mental, la surdité, et les troubles du comportement, l’émergence à l’humour
verbal est un pari audacieux. Cérébralement, il s’agit de faire communiquer les deux
hémisphères cérébraux afin que le droit (émotion, humour) transmette au gauche de bien
vouloir déformer la réalité linguistique pour en faire une situation drôle ; cela représente au
niveau du cerveau une activité neuronale de haut niveau qui sollicite (et démontre quand elle
est fonctionnelle) une concordance fonctionnelle hémisphérique remarquable. Jacques,
après toutes ces années de travail ensemble, manie l’humour verbal avec une pertinence et
impertinence redoutable ; d’une séance à l’autre je suis monsieur Losange ou rectangle ou
rond …
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LA MUSIQUE
A- LE RYTHME
L’expérience nous a montré, en situation de handicap mental sévère, qu’en matière
d’habiletés rythmiques,
– qu’il ne faut pas d’éléments non pertinents lors des propositions rythmiques (éléments
distrayants, surtout visuels)
– qu’il ne faut pas hésiter à adopter une attitude très expressive (induction visuelle) qui aide à
la précision de la pulsation
– et qu’il faut qu’existent
 la capacité à comprendre et à suivre des instructions verbales ou visuelles
 des capacités motrices suffisantes pour frapper sur une cymbale ou un tambourin
 le moins possible de perturbations du comportement
En résumé, en handicap mental, le sujet aura toujours de meilleures réponses visuo-motrices que de
réponses audio-motrices, ce qui se trouve renforcé chez un sujet sourd.
Le rythme demeure la fonction musicale la plus facile à gérer (hémisphère gauche, également celui
de la motricité), la mélodie faisant intervenir l’hémisphère droit en complément (il n’existe pas de
mélodie sans rythme), et l’harmonie sollicitant pleinement les deux hémisphères (gestion globale et
analytique des accords).
Voici un exercice rythmique réalisé avec Jacques. Une paire de bongos est disposée sur ses cuisses
pour que l’information soit aussi vibratoire qu’auditive et visuelle. Jacques dispose d’un moment où il
peut jouer comme il veut sur les bongos. Puis vient l’exercice d’imitation :
 Je joue un frappé sur le gros bongo ; Jacques le répète ;
 je joue un frappé sur le petit bongo, Jacques le répète.
 Je joue un frappé sur le gros bongo puis le petit
 Je joue un frappé sur le petit puis sur le gros
 Je joue 2 frappés sur le gros et 1 sur le petit
 Je joue 2 frappés sur le petit et 1 sur le gros
 Je joue 1 fois le gros, 1 fois le petit, 1 fois le gros
 Je joue 1 fois le petit, 1 fois le gros, 1 fois le petit
 Etc …
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Le même exercice est réalisé ensuite les yeux fermés (suppression de l’information visuelle)
Pour Jacques, ce qui est rare en handicap mental, il y a moins d’erreurs quand son analyse est
seulement auditive et vibratoire.
B – LA MELODIE
Je joue au piano 2 notes successives (intervalles mélodiques) et Jacques me dit les notes
(après une longue et nécessaire familiarisation avec le clavier). Je commence par la quinte contenue
dans les harmoniques naturelles d’un son, puis je poursuis avec la tierce. Viennent ensuite la quarte,
la sixte, la seconde, la septième et l’octave.
Pour ne pas spécialiser le cerveau à la reconnaissance des hauteurs de sons en fonction d’un
timbre, je joue les mélodies également à la guitare, à la harpe, à la flûte, à la voix, au carillon. Jacques
dispose toujours de longs temps d’exploration et d’improvisation sur ces instruments.
Ainsi qu’on pourra l’observer dans le document vidéo, Jacques, sans l’aide de l’information
visuelle, trouve, après des années d’entraînement du cerveau, le nom des notes qu’on lui fait
entendre. J’insiste sur une réalité que tous les professionnels qui oeuvrent dans le domaine du
handicap connaissent bien : il faut du temps, laisser le temps au temps, ne pas s’impatienter et
répéter les propositions jusqu’au jour où les circuits neuronaux se mettent enfin en place. En matière
de temps, je vous donne un autre exemple : un guitariste handicapé mental que j’ai eu alors qu’il était
adolescent et qui voulait chanter en s’accompagnant. Quand il jouait, il ne chantait pas ; quand il
chantait, il ne jouait pas. Il a fallu attendre 6 ans pour qu’un jour chanter et jouer en même temps
devienne possible (il s’agit d’un double acte neuro-moteur complexe), après des centaines de
sollicitation sans résultats. Il faut donc faire preuve de patience, de conviction et de détermination,
car le temps-handicap est hors de proportion de celui nécessaire à un musicien non handicapé pour
parvenir aux mêmes résultats.
C – L’HARMONIE
Dès le début, il faut jouer avec les accords et tenter de leur donner un nom et une
qualification (exemple : DO majeur). Les sensations doivent être fortes et durables : le piano à queue
est idéal pour ces sensations, ainsi que l’accordéon chromatique.
La conscience harmonique tient à la fois de l’écoute globale et analytique. Il faut
privilégier l’impression globale au début et la renforcer par l’analytique. Jacques n’échappe pas à ce
schéma et distingue parfaitement bien, dix ans plus tard, les accords majeurs et mineurs, ainsi que les
accords 4ème (reconnaissables parce qu’ils n’ont pas de tierce et ne sont donc ni majeurs ni mineurs).
La règle en la matière est aussi de laisser le musicien jouer lui-même les accords, ce
qui est pratique au piano où le visuel permet de savoir quelles notes on enfonce en même temps, ce
qui n’est pas possible à l’accordéon (une touche produit un accord).
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Progressivement, le sens des cadences s’installe, sans qu’il y en ait une conscience :
les accords s’enchaînent pour produire des phrases. Jacques avait un avantage que d’autres n’ont
pas : il produisait de l’harmonie puisque sa pratique de l’harmonica lui faisait entendre à chaque fois
des accords.
D – LES INSTRUMENTS
Des harmonicas, Jacques en possède une dizaine, obtenus au fil des anniversaires
depuis 10 ans. Rangés méticuleusement, voire obsessionnellement, dans une mallette, ils sont de
toutes sortes (tonalités, formes, taille, …).
Il s’est agi de diversifier sa pratique instrumentale. Jacques a ainsi « touché » à tous
les instruments, cordes, vents et percussions. Certains sont devenus des instruments préférés comme
la harpe, la guitare, l’accordéon et le piano. Sur ces instruments, Jacques peut jouer des mélodies et
des accords, ce qui le satisfait pleinement. Néanmoins il ne se passe pas une séance sans que Jacques
prenne un ou plusieurs harmonicas.
L’usage des percussions de toutes sortes est aussi régulier, soit pour marquer les
pulsations d’une musique jouée, soit dans le cadre des jeux rythmiques.
La musique vive (jouée en direct) domine dans l’activité musicale de Jacques. La
musique diffusée requiert moins facilement son attention : il n’y a plus de visuel et la surdité
empêche le traitement de trop d’informations sonores en même temps.
E – LE PLAISIR MUSICAL
Sans le plaisir que Jacques éprouve avec la musique, nous n’aurions jamais pu
atteindre le niveau de musicalité actuel. Le plaisir musical a conditionné la faisabilité de chacune de
nos propositions. Jamais Jacques n’a eu cette impression négative d’être en cours de musique, de se
trouver dans des situations forcées ou de contrainte.
En réalité, la notion de plaisir musical est en tête de tous les chapitres. Jacques se fait
plaisir en musique : cela se voit et cela s’entend. Comme tout musicien, Jacques prend plaisir à la
dimension publique de sa pratique : il aime être écouté, faire le spectacle. Il éprouve les mêmes
ressentis que l’artiste sur scène.
Pour cette raison, une heure de musique avec Jacques n’est jamais assez longue et,
quand c’est l’heure de partir, ce n’est jamais facile. Professionnellement, je n’ai jamais éprouvé un
temps d’ennui avec Jacques sur nos centaines d’heures de rencontres musicales. C’est peut-être cela
le secret de la réussite : partager la musique entre musiciens, dont l’un est sourd et handicapé
mental.
3 – CONCLUSION
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L’âge ne constitue pas un facteur un facteur empêchant l’acquisition de l’oreille absolue. Mais
Jacques démontre aussi que la surdité ne constitue pas un obstacle rédhibitoire à la pratique de la
musique. Plus encore, elle aide à optimiser les circuits neuronaux et améliore la qualité de la parole.
Elle développe aussi la sensibilité, l’écoute et sollicite la motricité fine dans sa pratique instrumentale.
Il nous revient d’éveiller cette sensibilité et de développer les potentiels musicaux inexplorés,
à l’aide des ressources de la pédagogie musicale spécialisée, à travers une relation forte et privilégiée
sans laquelle rien n’est possible.

Par Alain Carré Congrès ARIHM
Formateur en Musicothérapie
Site : www.centre-europeen-musical.com